Une historienne en temps de covid-19. Un petit bilan personnel

Par Zoé Kergomard

Comme Rachel Huber l’annonçait dans un précédent billet, ce blog vise entre autres à proposer des retours d’expérience d’historiennes*. Avec ce billet, je voudrais lancer une discussion sur ce que nous voulons retenir de cette année décidément pas comme les autres. Beaucoup de choses très importantes ont été dites sur les conséquences économiques, mais aussi sanitaires, sociales et psychologiques de la pandémie, le creusement des inégalités de classe, de « race » et de genre, les changements sans doute pérennes dans les relations humaines en général (je fais partie des gens à qui la bise ne manque pas particulièrement)… Donc je partirai plutôt d’exemples concrets de mon travail en tant que chercheuse post-doc à l’Institut historique allemand de Paris (IHA) et de discussions que j’ai pu avoir avec certaines d’entre vous tout au long de cette année, y compris avec le Réseau suisses des historiennes*, par exemple lors de notre Stammtisch « Corona Memory : Historische Forschung und die Pandemie » le 10 mai 2021 (en ligne, donc). C’est un bilan forcément personnel et provisoire – je suis curieuse (et selon les cas inquiète ou optimiste) de découvrir peu à peu le fameux « monde d’après » – et qui vise aussi à faire écho (ou non) à vos propres expériences.

Si je devais dater mon propre basculement dans la réalité « covid », ce serait le 8 mars 2020 : j’ai renoncé à manifester pour la journée internationale des droits des femmes* à cause de mon début de gros rhume. Ça n’avait pas l’air méchant mais les infos chinoises et italiennes laissaient pressentir que ce n’était pas le moment d’aller tousser et renifler en public. La semaine d’après, je me suis auto-confinée, et c’était la semaine des grandes décisions à l’IHA, alors que rien n’était encore clair du côté du gouvernement français. Le jeudi, on a décidé avec mon collègue Olivier Lamon de reporter notre colloque sur l’histoire de l’éducation à la citoyenneté prévu pour début avril 2020. C’était en fait un grand soulagement, vu que l’organisation devenait trop incertaine. Les choses sont allées très vite ensuite, jusqu’au lundi 16 mars où j’ai écouté l’allocution présidentielle annonçant le confinement depuis… les urgences, après avoir attendu 5 heures une ambulance. Pas le meilleur moment de ma vie, mais plus de peur que de mal : la doctoresse a confirmé la « suspicion covid » (à l’époque il n’y avait pas de test !), tout en me rassurant sur mon bon taux d’oxygénation. Ça allait un peu mieux et comme je ne me sentais pas de contaminer un chauffeur de taxi, je suis rentrée à pied (et en pyjama !) chez moi vers 22h, dans un Paris déjà très vide. (Cette image de la ville me restera, tout comme les barnums de test à chaque coin de rue, les distributions de nourriture et les queues devant les toilettes publiques des mois suivants).

J’ai ensuite passé quelques semaines pas très rigolotes mais avec l’incroyable soutien de mes proches. Comme beaucoup de monde, ça m’a aussi permis de faire une pause et j’ai un bon souvenir du printemps 2020 (il faut dire que j’ai des conditions de vie confortables et ne devais pas prendre soin de proches ou d’enfants). Je me suis remise à lire sans stress, puis j’ai pas mal écrit. C’était une période très libre, vu que beaucoup d’échéances étaient annulées ou reportées. A l’IHA, nous avons basculé certains de nos évènements en ligne, à commencer par notre séminaire de recherche en histoire contemporaine. Comme j’ai un excellent ingénieur pédagogique/militant des libertés numériques à la maison, j’ai eu peu de difficultés techniques et ai même énervé pas mal de monde à proposer toutes les alternatives libres possibles à Zoom & co. Entre nous, on a aussi beaucoup discuté des formats les plus adaptés pour nos séminaires et le fameux colloque, reporté en ligne avec succès en novembre 2020 (en bref : rentabiliser à fond le temps « synchrone » pour permettre de vrais échanges). C’était vraiment de très bonnes conditions pour rentrer dans la vie académique en ligne actuelle, surtout que je n’avais pas d’urgence de retourner « sur le terrain », en archives dans mon cas : j’avais encore largement assez de photos ou d’archives digitalisées à analyser (c’est mon petit côté écureuil).

C’était évidemment moins rose concernant l’enseignement. J’ai eu beaucoup de retours désabusés de collègues sur la question et j’ai fait mes propres expériences (mitigées) avec des charges de cours entièrement en ligne à l’automne 2020 et au printemps 2021. J’ai eu l’impression d’un conflit de conscience : j’avais envie de tester des formats adaptés, mais je restais réticente aux sirènes de l’enseignement en ligne – dans un contexte pour le moins anxiogène quant à l’avenir de l’université, particulièrement en France. Surtout, les étudiantes ont eu leur dernier mot en nous alertant sur leur grande fatigue et leur lassitude d’être toute la semaine devant l’écran. Donc j’ai proposé d’alléger un de mes séminaires en faisant davantage de classe inversée, mais ça n’a pas beaucoup mieux marché, vu les difficultés multiples (notamment financières et psychologiques) des études en temps de covid. Comme beaucoup, je ne sais pas bien ce que mes étudiantes auront retenu. J’ai au moins en mémoire de belles discussions sur les  problématiques de la recherche d’archives en ligne (digitalisées ou born-digital ; le module de formation Ranke.2 proposé par l’Université du Luxembourg est très utile !) Quand j’ai enfin pu faire cours en présence au printemps 2021, on était toutes extatiques – moi d’entendre un groupe entier rire poliment à mes mauvaises blagues de prof et les étudiantes de se retrouver pour la pause. C’est pour ca que je serai bien la dernière à vanter les mérites de l’université en ligne – à moins qu’on parle des modèles en termes de service public comme l’Open University ou la Fernuniversität Hagen. 

Mais pour nos activités entre chercheuses, je vois des avantages à continuer à en organiser en ligne, en tout cas pour des formats courts type conférence du soir, séminaire, Stammtisch, speed-dating ect. C’est un vrai succès à l’IHA, pour toucher un public au-delà de Paris centre. Et ca m’a personnellement conduit à organiser très facilement des petits évènements, comme le vernissage en ligne de mon livre, une retraite d’écriture en ligne mensuelle avec un groupe génial, ou encore une discussion avec des collègues romandes sur la publication de la thèse. Surtout, je n’aurais jamais pu contribué à la belle aventure qu’est le Réseau suisse des historiennes* depuis cette année si tout s’était fait sur place. J’ai profité de cette expérience paradoxale de rejoindre une réunion du Réseau suisse depuis Paris, puis de me connecter à un séminaire en Allemagne, ou encore de participer de loin aux discussions sur les 50 ans du suffrage féminin en Suisse, au même moment où les déplacements physiques étaient freinés. Mes amies qui ont grandi dans des familles franco-allemandes ont été très marquées par le retour de la frontière entre Suisse et France, mais pour moi et mon enfance purement mono-nationale, le basculement en ligne a calmé une partie de mon tiraillement existentiel adulte entre France et Suisse (et partiellement Allemagne). A un certain moment, j’ai même cédé à l’illusion de l’ubiquité – et c’est bien toute la limite : comme d’autres j’ai fini le printemps 2021 épuisée par l’offre infinie de séminaires partout dans le monde et de la multitude de rendez-vous en ligne dans mon agenda. Je nous souhaite de retrouver un meilleur équilibre dans les temps qui viennent : échanges en vrai et en virtuel mais aussi vie professionnelle et vie privée/familiale, alors qu’il a souvent été difficile de bien délimiter les deux.

Pour conclure ce billet plus généralement : si le covid-19 a creusé des inégalités existantes, il a aussi contribué à les remettre en lumière et à remettre en cause tout un tas de nos certitudes et habitudes bien confortables. J’y vois un formidable levier pour discuter et affronter tous les grands enjeux de demain, depuis la crise climatique et les inégalités jusqu’au futur de l’enseignement supérieur et de la recherche. Et j’ai l’impression que nous avons, entre chercheuses et avec les étudiantes, des discussions bien plus franches, lucides et pragmatiques (oserais-je dire : politiques ? est-ce à dire que les frontières du dicible et de l’entendable se sont ouvertes alors même qu’on nous reproche une soi-disant « cancel culture » ?) C’est bien ça, qui malgré tout, me rend modérément optimiste.